Le Père Aimé Duval

 

La prière du soir

(Témoignage d'Aimé Duval)

 

J'étais le cinquième d'une famille de neuf enfants. Avant moi : Lucie, Marie, Hélène, Marcel; et après René, Raymond, Suzanne et André.

Dans cette famille, on ne m'a pas appris la piété expansive et démonstrative. Il n'y avait quotidiennement que la prière du soir, récitée en commun. Mais alors, de cela, je me souviens et me souviendrai jusqu'à mes yeux fermés.

 

Ma sœur. - Ma sœur Hélène récitait les prières, longues pour des enfants (un quart d'heure). Elle accélérait, elle bafouillait, elle prenait des raccourcis, jusqu'au moment où mon père lui disait en patois " Répoigne... Recommence... ".

J'ai donc appris, à ce moment-là, qu'il fallait causer au Bon Dieu avec lenteur et sérieux et gentillesse patiente.

 

Mon père. - Ce qui m'émeut aujourd'hui, c'est de me souvenir de l'attitude de mon père. Lui qui était toujours fatigué par ses travaux de campagne ou de transport de bois, lui qui montrait sans honte qu'il était fatigué à son retour de travail, voilà, qu'après chaque repas du soir, il se mettait à genoux, les coudes appuyés sur le siège d'une chaise, le front dans les mains, sans un regard pour ses enfants autour de lui, sans un mouvement, sans tousser, sans s'impatienter. Et moi, je pensais "Mon père qui est si fort, qui commande sa maison, ses deux gros bœufs, qui est fier devant les mauvais coups du sort et si peu timide devant le maire et les riches et les malins, voilà qu'il se fait tout petit devant le Bon Dieu. Vraiment, ça le change de causer au Bon Dieu. Vraiment, le Bon Dieu doit être quelqu'un de bien grand pour que mon père s'agenouille, et de bien familier aussi pour qu'il lui cause avec ses habits de travail... "

Ma mère. -- Quant à ma mère, je ne l'ai jamais vue à genoux. Trop fatiguée, elle s'asseyait au milieu de la chambre, le dernier-né dans les bras, la robe noire jusqu'aux talons, ses beaux cheveux châtains déroulés sur son cou et tous les gosses autour d'elle, appuyés contre elle. Elle suivait, des lèvres, les prières d'un bout à l'autre, elle ne voulait pas en perdre une miette, elle les disait pour son compte.

 

Le plus curieux, c'est qu'elle ne s'arrêtait pas de nous regarder, chacun sous son regard. Un regard plus long pour les petits. Elle nous regardait, mais elle ne disait jamais rien. Même pas quand les petits remuaient et chuchotaient, même pas quand le tonnerre claquait sur la maison, même pas quand le chat renversait une casserole.

 

Et moi, je pensais : "Vraiment, le Bon Dieu est bien gentil pour qu'on puisse lui causer avec un enfant dans les bras, avec son tablier de travail. Vraiment, le Bon Dieu est quelqu'un d'important pour que le chat ou le tonnerre n'ait plus d'importance. "

 

Les mains de mon père, les lèvres de ma mère, elles m'ont appris sur le Bon Dieu bien plus que mon catéchisme. Il est Quelqu'un, Il est Quelqu'un de proche. On ne lui cause bien que lorsqu'on a travaillé.

Remiremont 09/63

 

Comment voulez-vous que ces idées-là ne tournent pas pendant les deux heures du chemin qui me conduisait à l'école ? Mes frères et sœurs n'avaient qu'un quart d'heure de route et l'école communale était proche de la maison mais mon père, qui me trouvait intelligent et plus doué que les autres enfants, m'avait placé à l'école de la ville. C'est pour cela que j'y allais seul et que je pouvais rêver, et que je pouvais chanter, et que je pouvais causer au Bon Dieu. Il y avait sur mon chemin un pommier (les pommes étaient mauvaises, je n'en ai jamais chipé) et, en face, un fossé plein de hautes herbes. Pendant la belle saison, j'aimais m'y rouler, m'enfouir, lever la tête vers les nuages. Et là, sans rien dire, je causais, causais au Bon Dieu je le sentais, je le touchais, je l'aimais, je le serrais en moi avec une tendresse, une confiance, une paix, une douceur ! Que vous dire ? Je ne pense plus pouvoir retrouver cela, et si le ciel est agréable, c'est que j'y retrouverai l'amitié en face d'un pommier...

Voilà l'essentiel de ma vocation. Pour le reste, " le Seigneur mon ami " s'est facilement débrouillé. Un prêtre, dont je ne sais plus le nom, aumônier militaire au Maroc, était venu à la ville soigner ses graves blessures. Je sais seulement qu'il était breton et qu'il sentait le tabac. Il se croyait assez fort pour faire une grande promenade par ce chemin solitaire qui reliait la ville à notre maison...

 

Eh bien ! un soir, sur mon chemin, à 300 mètres de la maison, sous des hêtres, j'ai donc vu ce prêtre affalé, la bouche en sang. Je n'avais pas peur, je me suis approché et vous savez ce qu'il m'a dit " Comme cela tombe bien. Je vais mourir et j'étais en train de demander au Bon Dieu quelqu'un pour me remplacer. Tu veux bien ? "

 

Et voilà. Le prêtre est mort et je le remplace.

 

J'avais douze ans, et j'en ai cinquante aujourd'hui.

 

Aimé DUVAL.

Remiremont 02/72

 

 

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